« On fait parti d’un tout »
Rubrique "Vivre de sa passion"
La campagne bucolique de Trédion m’accueille en ce mois de février sous un soleil radieux. Le sourire de Chloé Moglia qui m’attend ne l’est pas moins. Artiste, elle pratique la suspension, mélange subtil de force et de fragilité.

Bonheurs Anonymes : Qui êtes-vous ?
Chloé Moglia : Je suis un processus de transformation continue dont j’ai du mal à établir les frontières. Dès que je nomme quelque chose cela exclut le reste.
Je suis un ensemble d’activités qui va de la suspension à la clarté et l’attention. Cet ensemble est intégré au sein de la nature, comme une infime part d’elle-même. Et si je me sens infiniment vivante, c’est en étant reliée à tous les règnes, je fais partie de l’immense maillage de tout ce qui «a lieu».
En terme de verticalité ou de suspension, c’est la tentative de justesse, qui s’ajuste continuellement. Dans le phénomène de la vie, je sens une dynamique de recherche perpétuellement à l’œuvre. Pour y ajuster mes actes, j’essaie, à l’instar des Stoïciens, de discerner ce qui dépend de moi, et ce qui ne dépend pas de moi.
Quand vous aviez 16 ans, comment voyiez-vous l’avenir ?
Je voulais faire du cirque, je découvrais l’engagement physique. J’ai appris progressivement à passer de «je n’ose pas» à «je n’y arrive pas» à «j’y arrive», grâce aux entrainements. J’avais prise sur le monde en réussissant le challenge que je pouvais me donner.
Je voulais travailler à mes capacités, arroser les graines de mon intérieur. J’étais attachée à ce que ce soit physiquement impliquant pour que ma matière même s’en trouve modifiée. C’était du concret. Le cadre était très sécurisant. Il y avait la promesse d’apprendre des choses.
Quand je sentais le «je n’en peux plus», il arrivait qu’il passe au bout de quelques minutes : je pouvais le considérer comme une porte à traverser, plus comme un obstacle. Il faut se dire «actuellement je peine», mais c’est actuellement, pas ensuite.
Quand on pense «j’ai mal», le mot fait peur, donc on va contre. Mais si je me dis «je suis en train de traverser une sensation dont je n’ai jamais ressenti une telle intensité», je suis juste dans le ressenti, pas dans l’affect. J’accepte et je suis tournée vers elle.
Ce qui nous arrive d’affreux, il dépend de moi de le qualifier ou pas, de le juger ou pas. L’idéal est d’avoir une attitude équanime.
«On fait parti d’un Tout.»
Qu’aimez-vous dans la vie ? Qu’est-ce qui vous rend heureuse ?
La lumière, à tout point de vue. D’être là. D’être en vie. De voir des mésanges qui volent devant moi, les petites brumes du matin, le printemps qui rend heureux, l’enchaînement des saisons, quand je sais ne pas obstruer ce bonheur qui finalement est là tout le temps.
Il ne faut pas oublier de prendre le temps de regarder, de s’émerveiller.
J’aime aussi quand j’ai des pensées rigides en tête et que quelque chose vient percuter ces croyances et tout ré-assouplir et redonner un autre schéma. Je dis merci et ça me rend heureuse.
Est-ce qu’il existe un échec en particulier qui vous a fait avancer ?
Si il me fait avancer, est ce qu’on doit le nommer «échec» ?
Pour vous, qu’est-ce que «réussir» ? Que faut-il faire pour réussir sa vie ?
La notion de réussite impliquant la notion contraire de ratage, vis-à-vis de laquelle elle se définit, je préfère l’idée d’épouser juste ce qui est.
Elle va avec l’idée d’un accomplissement ou de faire. Il faut déjà «être» puis ajuster nos désirs à ce qui a lieu.
Il est important de bien respirer, pas seulement «inspirer / expirer» mais de libérer toutes les charges mentales qui nous empêchent de bien respirer. Pour mieux embrasser le monde et l’inhaler. On est dans un échange continuel avec la nature, je prends l’extérieur et je redonne à l’extérieur. C’est être vivant.
Quel sentiment vous procure la création d’un nouveau projet artistique ?
Le sentiment qu’un bout de monde est en train d’advenir. Lui donner la possibilité de se manifester. Avec tout l’émerveillement du printemps du projet, je sais qu’il y a une phase où il faut bosser mais même si je m’essouffle, j’accueille.
C’est un nouveau monde à rencontrer, c’est comme si toutes les cartes étaient rebattues, ça permet de dissoudre de vieilles conceptions et reformer de nouvelles notions.
Cet avènement se fête comme une naissance. Je ressens de la curiosité, de l’élan, j’ai l’impression d’être un cheval au galop, la sensation de pouvoir tout bouger. Il y a du léger et du lourd, les leviers assouplissent et modulent ces masses.
«Je préfère l’idée d’épouser juste ce qui est.»
Avez-vous le sentiment de réussir votre vie en vous donnant l’autorisation de créer ce qui vous ressemble ? Vous rapprochez-vous de vous même ?
J’ai plus l’impression grâce à ça de m’éloigner de moi-même car je préfère me rapprocher d’un souffle libre, pour me rapprocher du Tout. Et continuer à alimenter cette dépersonnification. Je suis plus une jardinière de l’air, au sens où j’essaie de retirer les idées que je pourrais avoir pour mieux me fondre dans la vie. Quand j’arrive à récolter des choses qui me dépassent c’est arroser, c’est être une terre suffisamment fertile pour être capable de diffuser des processus de vie. À travers moi, du vivant, des choses plus grandes que moi se manifestent. Il n’y a cela je pense, que si je suis impersonnelle.

Est-ce qu’il y a un outil que vous aimeriez partager, qui vous a aidé à vous sentir bien ?
Des livres, qui sont bien plus que des outils, qui sont des mondes : ceux de Jean-François Billeter, Tim Ingold, Leonora Miano, Marc-Alain Ouaknin, Pierre Hadot…
Quelle est la qualité que vous avez développée pour cultiver votre bonheur ?
Pour cultiver la justesse, j’essaie d’être attentive continuellement.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Les arbres m’inspirent, les livres, le silence.
Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite vivre de sa passion comme vous le faites ?
Ne faites pas de supposition (un des 4 accords toltèques) comme «ça ne va pas marcher» ou «ça va marcher»). En suspension je conseille de travailler à l’endroit du constat, d’aller chercher doucement la frontière entre le j’y arrive et je n’y arrive pas, de goûter cette lisière là. Certains jours elle ira plus loin, on parcourt plus de distance. On travaille sur les seuils. Avant de tomber il y a énormément d’espace. On peut ressentir l’étendue des possibles. Dès que l’on se rapproche de ce qui a lieu, au lieu de ce qu’on croit être, cela accentue la capacité d’agir, d’être au monde, ou de non agir quand cela est nécessaire.
«Exigence et bienveillance doivent fonctionner de concert.»
Est-ce que votre travail apporte du bonheur aux gens ?
Il amène à coexister ensemble dans une certaine qualité d’attention. L’attention est contagieuse, elle se propage. On est ensemble présent à l’instant. Je suis vectrice d’une qualité d’attention. Les émotions sont diverses : des spectateurs trouvent cela léger, magique, d’autres ont très peur pour moi.
Il y a une forme d’étonnement et de curiosité. Voir quelque chose se déployer en ayant le temps de le regarder. La suspension donne à voir ce qui a lieu quand le corps bouge. C’est la possibilité d’être pris dans un effort monumental tout en faisant en sorte que la force nécessaire à cet effort n’écrase pas la sensibilité qui doit pouvoir se maintenir. À l’inverse, cette sensibilité qui s’ajuste ne doit pas être un frein à une puissante capacité d’agir, à bouger des montagnes. C’est une puissance sensible et une sensibilité puissante et la suspension est une manière de l’entraîner. Je témoigne du fait que ce ne n’est pas contradictoire.
Y a-t-il une habitude quotidienne qui vous personnalise ?
J’aime garder des temps où je ne fais qu’être attentive, où je cesse toute activité de production, de pensée.
Je disparais pour accueillir ce qui est produit de partout et je m’entraîne à essayer d’écouter ou de voir.
Je préfère donc ce qui me dépersonnalise pour continuer à être plus au monde. Cette notion de soustraction m’accompagne. Dans la suspension, j’ai retiré le trapèze, le balan, les figures, la performance, pour ne maintenir que la ténacité et la persévérance à rester vivante là-haut.
De la même manière, quotidiennement j’essaie de cesser de m’agiter pour rien.
La notion de personnalité ne m’intéresse pas. Tout au plus, elle peut permettre de se rassurer face à la mort mais ça me semble illusoire. Je préfère l’idée impersonnelle de se penser comme une matière traversée par un souffle de vie. La personnalité crée des croyances, des idées, des opinions, du jugement de soi.
Soustraire tout ça, évacuer les opinions et les suppositions, et laisser le souffle passer, la lumière. On en fait partie, on fait partie d’un tout.
Quelle est la plus belle chose que vous ayez pu faire/découvrir/partager…?
La suspension en fait partie. J’ai découvert cette possibilité d’être attentive par la suspension qui est comme poser une question. Tant qu’on n’a pas la réponse, tout reste suspendu, ouvert.. J’ai découvert la possibilité de vivre ça par la suspension. Je le partage avec du public, ou des élèves. C’est un art de la question par le corps, incarné par de la matière. Je m’émerveille encore de cela.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune de 16 ans ?
Je lui dirais de regarder le monde attentivement.
De jeûner de son écran au moins un mois sur deux. L’écran avale le temps de la vie. Ensuite on n’a plus le temps, et ne plus avoir le temps, c’est simplement être mort.
Sois lucide. Aujourd’hui il y a une exhortation à la tranquillité alors qu’il faut y ajouter de la lucidité. Il faut de la justesse pour bien viser.
Quand vous avez le moral qui vacille, que faites-vous ?
Je marche et je respire. Parfois j’aime bien ne pas aller contre, j’essaie d’écouter mon émotion sans la juger. Si elle m’empêche d’agir, j’en profite pour cesser d’agir.